Conférence sur Guillaume Roquille, poète de Rive-de-Gier

tenue le samedi 13 février 2010 à la Ruche des Citoyens, à Rive-de-Gier

1. PRESENTATION.

Je vodrïn d’abôr dzire ïn gran marci à totes le gins que sont vegnues vait Vardegi par acoutô ina conférenci su lo grand écrivain patuès Guillaumo Roquilli. Et je sonjo qu’o v-é parfètameint de bon faire que je dzisséssa din quela vila quôqui mots dins la linga de noutron poèto ripagérien. Mè o se pot êtu qu’o n’i usse guére de gin que compregnéssant ïncore lo patuès, mèmo par iqui.

Donc, quittant à regret le patois ripagérien, auquel Guillaume m’a bravement initié, je poursuis en français, langue dans laquelle notre auteur a aussi excellé !

Certains l’ont lu, d’autres le connaissent un peu, et d’autres pas du tout. Pour aller vite, je dresse un tableau de ses œuvres patoises.

Il a aussi écrit quelques pièces en vers français, dont je ne parlerai pas ici. Pour le présenter, je cite mon ami René Merle, qui l’a fait excellemment dans l’Araire, revue du patrimoine local :

« Fasciné par l’écriture, le jeune ferblantier Roquille s’est en effet risqué dans les années 1830-1840 à une entreprise triplement singulière.

- Tout d’abord écrire en patois, alors que l’écriture semblait le domaine réservé du français, un français que par ailleurs Roquille maîtrisait et appréciait grandement. Écrire en patois, car cette langue de l’oralité quotidienne lui semblait porter une chaleur et une saveur que le français ne saurait rendre.

- Ensuite publier ce patois, et sans traduction française, dans de « vraies » plaquettes proposées en librairie. La démarche était audacieuse, qui faisait passer ce « langage pour entre nous » à un « langage pour tous ».

- Assumer pleinement enfin, en prise de responsabilité publique, le choix insolite d'une « muse patoise », en prise sur les réalités et les contradictions de son temps. Ainsi la plume patoise de Roquille, bonhomme et virulente à la fois, a pu stigmatiser dans Breyou la répression de l’insurrection lyonnaise de 1834, ou soutenir dans Lo Pereyoux la première grève des mineurs de Rive-de-Gier en 1840. Comme elle a pu ridiculiser la campagne électorale d’un député bien pensant, ou présenter de savoureux tableaux de mœurs.

Breyou et ses disciples, poème burlesque en 6 chants et en vers patois, par G. Roquille. A Rive-de-Gier, chez Pierre Guilleri, cafetier à la Grenette, et chez l’auteur, rue de Lyon ; à Givors, chez Dufournel, celui qui vend des livres.

Notons que près de 20 ans avant la fondation du Félibrige, mouvement d’écrivains provençaux (Roumanille, Aubanel, Mistral), Guillaume Roquille fait éditer un livre écrit entièrement en francoprovençal (son nom d’auteur lui-même est décliné dans cette langue !). On peut donc dire sans erreur qu’il fait ici œuvre de précurseur.

Reliant Rive-de-Gier à Givors, nous avons ici un bel exemple de littérature jarézienne.

Notons l’hommage rendu au poète : l’allégorie de l’inspiration poétique (l’étoile et la harpe) se retrouve sur la stèle funéraire de Guillaume sous la forme d’une lyre.

 

« Le patois était alors considéré par beaucoup de ceux qui avaient pu accéder à l’instruction, (et il semble l’être encore pour certains aujourd’hui), comme le domaine réservé de la plaisanterie et de la pièce comique. Roquille assume pleinement ce statut dans ses « poemo burlesquo », mais il le transcende. Car non seulement le rire ne dissimule en rien la sympathie de l'auteur envers ce peuple laborieux de la ville et des campagnes qu’il met en scène, mais il exalte ses espoirs de mieux vivre et sa dignité revendiquée.
« Documents historiques et linguistiques, les pièces de Roquille sont des témoignages remarquables sur les mentalités et les engagements du temps. »

On l’a compris, une partie de ses écrits doivent être considérés comme « engagés » ; Je cite en particulier « Situation de vé Var-de-Gi », très bon témoignage de la crise de l’emploi chez les dockers du canal suite à l’installation du chemin de fer,

Le canal de Givors, creusé à grands frais dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, a contribué de manière décisive au développement industriel de Rive-de-Gier (exploitation minière, fonderies, verreries). Le chemin de fer, même utilisé au début avec traction animale, est un facteur de développement supplémentaire.

« Breyou et so disciplo » (« Casseur » et ses disciples) est la meilleure et la plus virulente description de la répression de l’insurrection lyonnaise de 1834, « Lo deputò manquò », satire de la campagne électorale d’un candidat « parachuté », « Lo Pereyoux » (les mineurs), où il soutient la première grève des mineurs en 1840.

Les reste est formé de pièces burlesques dans la veine patoise, mais aussi très émouvantes par les descriptions attachantes de la ville et de ses habitants (et c’est cela qui motive en particulier, je crois, les Ripagériens d’aujourd’hui). C’est pourquoi je conseille vivement à tous de tout lire : Roquille est un trésor à tous points de vue.

2. GUILLAUME TOMBE DANS L’OUBLI ET EST REDECOUVERT.

Je n’évoquerai pas les changements historiques, les mutations sociales et les politiques gouvernementales qui ont conduit à la perte des langues locales. Guillaume en fut victime parmi beaucoup d’autres. Et pourtant !

ONOFRIO ET PUITSPELU

Peu après sa mort, ses écrits, témoignage exceptionnel de la langue francoprovençale de la région, furent explorés et exploitéspar deux linguistes lyonnais, Jean-Baptiste Onofrio (1864) et surtout Nizier du Puitspelu (1870), auteur connu du « Littré de la Grande-Côte », qui l’utilise comme source essentielle dans son « Dictionnaire du Parois Lyonnais ». Importance linguistique de Guillaume Roquille !
Sa valeur littéraire continue à être reconnue : ses œuvres sont l’objet d’une édition posthume en 1883, et sa ville ne l’a pas oublié, car elle lui offre un tombeau monumental et donne son nom à une rue en 1889.

RENE MERLE

Puis, comme son patois lui-même, il tombe dans l’oubli un siècle durant, jusqu’à ce que le chercheur René Merle, que je viens de citer, le redécouvre et publie deux plaquettes en 1989.

La couverture s’inspire d’une gravure d’époque. On voit, sur les remparts de la Croix-Rousse, les soldats de Louis-Philippe, bien entraînés et en bon ordre, donner l’assaut aux Canuts insurgés devant les immeubles en flammes. Au premier plan, un grenadier casqué achève à la baïonnette un blessé gisant au milieu des débris d’une barricade.

Je veux ici rendre hommage à René Merle, qui aurait tenu cette conférence si des circonstances personnelles ne l’en avaient empêché. Cet historien, occitaniste et spécialisé dans l’étude de la Seconde République (1848-1851), propose pour la première fois une traduction française des textes de Roquille qu’il publie, et en fournit un commentaire approfondi. Et son amitié pour Roquille va jusqu’à en faire un des personnages majeurs de son roman Gentil n’a qu’un œil. Roquille a également inspiré notre ami Rémi Cuisinier, écrivain du terroir, dans son roman « Le gamin au balluchon » : ce gamin, faisant le tour de sa région, passe par Rive-de-Gier et rend une visite émue au poète.

ANNE-MARIE VURPAS

Roquille, sortant ainsi de l’oubli au bout d’un siècle, en 1989, fait dès lors l’objet d’une édition critique importante, étude approfondie de toutes ses œuvres patoises connues, par Anne-Marie Vurpas, chercheur en linguistique romane et particulièrement francoprovençale. Cette étude monumentale est aussi bien destinée au grand public. Anne-Marie Vurpas fait une analyse approfondie des textes, linguistique, historique et sociologique. Je salue ici aussi cette amie, travailleuse infatigable et attachante, à qui je dois tant !

RIVE-DE-GIER

Et aujourd’hui, en 2009-2010, c’est la redécouverte populaire de Guillaume Roquille, grâce à l’initiative « Vardegi fa la féta à Roquille » et la fête populaire « En rue libre », inspirée par son poème « la Gorlanchia ». La population de la ville retrouve son poète. Je n’en parle pas, toutes les personnes ici présentes y ont participé ou en ont eu des échos. Grâce aux patoisants des environs, en particulier au groupe des Galaillo de Saint-Romain-en-Gier, ses poèmes ont résonné en langue locale !

A quarante ans de distance, cette vue de Rive-de-Gier nous restitue l’atmosphère populaire de la Gorlanchia, avec au premier plan ces enfants (nos arrière-grands-parents en jupe et culottes courtes) posant pour le photographe. La ville montre une certaine aisance populaire : rues bien pavées, balcons, boutiques nombreuses, façades de pierre. On remarque à droite un chariot aménagé pour transporter les fûts de vin.

3. LA LANGUE FRANCOPROVENÇALE

Zone linguistique située entre oïl (en bleu), oc (en rose), allemand et piémontais, le francoprovençal trouve son originalité qui lui vient directement du latin parlé de la Loire aux Alpes, dans la partie de la Gaule romaine située entre Lugdunum (Lyon) et Augusta Praetoria (Aoste) .

Situons notre ville en bas à gauche de la tache verte. Chez les gens qui parlent le francoprovençal et qui aiment leur langue, Roquille est célébré comme un des plus grands écrivains, et ils le lisent dans le texte, de Turin à Roanne et de Neuchâtel à Saint-Etienne. Et tout naturellement, le nom de Rive-de-Gier est lié pour eux essentiellement au nom de ce grand poète francoprovençal. Il est donc essentiel que les Ripagériens en aient conscience !

La littérature francoprovençale a d’ailleurs un âge vénérable : signalons que les plus anciens textes connus écrits de cette langue remontent au XIIIe siècle, sous la plume d’une religieuse de la région, Marguerite d’Oingt. Ce sont de beaux textes mystiques.

La langue de « Var-de-Gi » est de type lyonnais, avec des influences du sud, et présente des différences par exemple avec celle de Jean Chapelon, écrivain stéphanois du XVIIe siècle, proche de Roquille par son inspiration, et dont Roquille se réclame lui-même.

4. LE PERSONNAGE GUILLAUME ROQUILLE

L’écriture roquillienne possède un caractère exceptionnel. C’est une écriture urbaine (alors que le francoprovençal actuel, à l’exception du cas du Val d’Aoste en Italie, est uniquement parlé dans les campagnes), et surtout, elle est utilisée comme une langue du peuple par un poète du peuple, mais qui possède une inspiration et une culture exceptionnelle pour un homme de sa classe. Il y a un « mystère Roquille » : comment cet homme d’une famille pauvre, ouvrier ferblantier et lampiste, a-t-il acquis cette culture ?

Cela dit, il est un des rares à pouvoir parler du peuple sans la distance qui marque d’autres auteurs (ce dont on ne saurait leur en faire reproche). Je cite des poètes comme Hugo, Béranger, Pierre Dupont, qui ne sont pas eux-mêmes du peuple, tout en ayant le mérite d’en parler. Mais, à la différence de Roquille, qui non seulement est du peuple et sait en parler, mais va jusqu’à parler dans la langue du peuple, qui est la sienne, les poètes que je viens de citer se penchent (j’utilise ce verbe à dessein) sur la vie du peuple, alors que Roquille n’a qu’à regarder ses semblables et se regarder lui-même.

Les évocations que fait Roquille des hommes et des femmes, travailleurs, grévistes, buveurs ou débauchés ne peuvent que nous toucher comme s’ils étaient là, sous nos yeux. Son utilisation du patois colle avec ses personnages (dont certains parlent français parce que, handicap gênant, ils sont incapables de comprendre le patois local, que ce soient des bourgeois ou des « étrangers » d’une autre province, parlant français par exemple avec un accent auvergnat). Et la noblesse de sa versification, souvent alexandrine, souligne la beauté et la régularité de cette langue, dans son génie évocateur bien différent de celui du français.

En voici quelques exemples, tirés de l’édition de Madame Vurpas, dont je lirai la partie francoprovençale.

Situation de vé Var-de-Gi (chômage des dockers) :

La more et la filli (manifeste pour l’émancipation des femmes)

Breyou et so disciplo (cruauté de la répression des Canuts en 1834, toujours d’actualité...)

EN GUISE DE CONCLUSION

Je n’irai pas par quatre chemins. Si Guillaume Roquille nous émeut comme témoin intime de la vie de Rive-de-Gier, avec des échos qui vibrent toujours dans les rues, sur les façades des maisons, les pavés, et chez les gens d’ici, comme ouvrier ouvert sur ses semblables et révolté par l’exploitation qu’ils subissent, comme peintre et portraitiste des gens du peuple, comme admirateur aussi des industriels qui fondent la richesse de cette ville en plein essor, c’est aussi, pour ma part, la langue francoprovençale chantant de façon exceptionnelle dans ces vers qui m’émeut.

C’est pourquoi, pour terminer, je veux inviter mes auditeurs à s’initier à cette langue de chez nous. Elle n’est pas morte, quoi qu’on en dise ! Des associations la parlent, la chantent, organisent des initiations, chez les jeunes et les gens de tout âge. La Région Rhône-Alpes elle-même a décidé de soutenir toutes les initiatives allant dans le sens de la promotion de ses langues régionales : francoprovençal et nord-occitan (ainsi, le panneau bilingue Rive-de-Gier / Vardegi aurait pu être pérennisé, avec le soutien de la Région !).

Bien sûr, la vie a changé, jamais le patois ripagérien ne retentira dans les rues comme vers 1850. Mais la littérature vous attend, cette langue de culture continue à être chantée et déclamée !

Et pour montrer qu’elle vit toujours et qu’elle peut émouvoir, je termine par deux quatrains composés pour vous dans la langue de Guillaume :

Ménò, gròce à Guillaumo, noz an lo plèzi
De pouère gorlanchi din noutron Vardegi
Et d’alò bère pot dou long de le charréres,
Vait Feluin, lo Molion, Garanda, le Varchéres !

Gagnipes, farbelous, marrairos, còfetsis,
Canuts et pereyous, sordòts et arpelants,
Deputòs et prefets, maires et farratsis,
Virandarant toujours din tos vârs si chantants !

Amis, grâce à Guillaume, nous avons le plaisir
De pouvoir déambuler dans notre Rive-de-Gier
Et d’aller boire un pot le long des rues,
A Feloin, au Mouillon, à Egarande, aux Verchères !

Voyous, haillonneux, ouvriers, cafetiers,
Canuts et mineurs, soldats et agents de police,
Députés et préfets, maires et marchands de fer
Feront toujours la ronde dans tes vers si chantants !

Claude Longre


ANNEXE  : programme de la célébration du 150e anniversaire de la mort de Guillaume Roquille

 

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